dimanche 11 mai 2014

Comprendre l'Āyurveda : les doṣa

L'étude des doṣa constitue l'essence même de la science ayurvédique et est le fondement de tout traitement par l'Āyurveda. Ainsi est-il important, pour toute personne qui s'intéresse de près ou de loin à cette science, de comprendre la nature des doṣa et leur implication dans le processus de maladie.

Des pañcabhūta aux tridoṣa


Selon les sciences védiques, le monde physique est constitué de cinq éléments matériels appelés mahābhūta ou pañcabhūta :

  • l'éther (ākāśa) : espace, distances ;
  • l'air (vāyu) : mouvement ;
  • le feu (tejas) : chaleur, transformation ;
  • l'eau (ap) : fluidité, circulation ;
  • la terre (pṛthivī) : stabilité, solidité, cohésion.
Dans le corps humain, ceux-ci se combinent pour former les doṣa, qui sont des substances subtiles ou plutôt des forces qui rattachent les cinq grands éléments à la chair vivante et qui sont à l'origine de toutes les fonctions physiologiques et psychologiques. En sanskrit, le mot "doṣa", qui dérive de la racine "duṣ" ("se gâter ; être mauvais, corrompu, impur"), signifie "défaut, vice, faute, erreur, affection, maladie". On peut s'étonner des sens négatifs de ce mot qui pourtant désigne aussi des éléments essentiels à la vie terrestre. Cela vient du fait que, comme on va le voir, les doṣa peuvent très facilement se déséquilibrer et que ces déséquilibres sont la cause des diverses maladies. Dans la plupart des livres sur l'Āyurveda, "doṣa" est souvent traduit par "humeur", ce qui est commode mais peut prêter à confusion, le concept de doṣa étant à maints égards bien différent de celui d'humeur dans la médecine hippocratique.

Les doṣa sont au nombre de trois (tridoṣa) :
  • Vāta, combinaison de l'éther et de l'air, contrôle tous les mouvements corporels et assure le bon fonctionnement du système nerveux. Vāta a son siège principal dans le côlon.
  • Pitta, combinaison du feu et de l'eau, est le principe de chaleur, de digestion (de la nourriture, mais aussi des émotions) et de transformation. Pitta a son siège principal dans l'intestin grêle.
  • Kapha, combinaison de l'eau et de la terre, assure la stabilité du corps et du mental. Kapha a son siège principal dans l'estomac et dans les poumons.
Chaque doṣa est lui-même divisé en cinq upadoṣa, qui ont chacun une fonction plus spécifique (par exemple, ālocaka pitta gère la vue, śleṣaka kapha les articulations, etc).

Les qualités des doṣa


Toutes les substances, toutes les pensées, toutes les émotions et toutes les actions ont des qualités particulières. Ainsi, par exemple, l'eau est fluide, l'air est à la fois sec, léger, mobile et subtil, le fait de courir est mobile (et peut être lourd ou léger), la colère est chaude, etc. L'Āyurveda a défini vingt qualités (guṇa) de base classées en dix paires antagonistes (chaud et froid, lourd et léger, statique et mobile, etc.). La chose importante à comprendre est que ces forces opposées fonctionnent en fait ensemble et s'équilibrent mutuellement (par exemple, le chaud diminue le froid, et vice versa). De même, il faut toujours garder à l'esprit que "le semblable augmente le semblable". Nous verrons plus bas que le bilan ayurvédique et les thérapeutiques mises en place par l'Āyurveda se fondent en grande partie sur l'analyse des guṇa et sur leur interaction.

Les doṣa n'ayant pas de rélle substance, ils ne sont pas directement observables. C'est donc grâce à leurs guṇa qu'on va pouvoir les identifier. En effet, chaque doṣa possède plusieurs de ces qualités (plus quelques autres qui ne font pas partie de la liste initiale), lesquelles découlent directement des guṇa des deux élements (mahābhūta) dont il est issu :
  • Vāta est sec (rūkṣa), léger (laghu), froid (śīta), rugueux (khara), subtil (sūkṣma), mobile (cala), clair (viśada) et changeant (sara).
  • Pitta est chaud (uṣṇa), tranchant ou pénétrant (tīkṣṇa), légèrement huileux (sasneha), liquide (drava), léger (laghu) et avec une odeur âcre (amla).
  • Kapha est lourd (guru), lent (manda), froid (śīta), stable (sthira), dense (sāndra), visqueux (picchila), onctueux ou humide (snigdha), large ou grossier (sthūla), mou (mṛdu), tendre (ślakṣṇa) et sucré (madhura).
On peut remarquer que chaque doṣa a des qualités qui lui sont propres et qui le différencient des deux autres. Toutefois, chacun partage avec l'un des deux autres doṣa une qualité qui les oppose au troisième. Ainsi :

  • vāta et pitta sont légers, alors que kapha est lourd ;
  • vāta et kapha sont froids, alors que pitta est chaud ;
  • pitta et kapha sont huileux (kapha l'étant plus que pitta), alors que vāta est sec.
On se rend compte aussi que vāta et kapha ont des qualités opposées, à une exception près : ils sont tous les deux froids. Pitta, quant à lui, a plutôt des qualités intermédiaires entre vāta et kapha, mais il s'oppose à eux par sa qualité première : la chaleur.

Prakṛti et vikṛti


Chaque individu vient au monde avec une proportion spécifique de ces doṣa qui définit sa constitution psycho-physiologique de naissance (prakṛti). Chaque prakṛti est bien sûr unique, mais pour la commodité de l'analyse, l'Āyurveda a défini 3 types de constitutions :
  • les constitutions "mono-doṣiques" (vātapitta ou kapha) : l'un des trois doṣa prédomine largement (même si, bien sûr, les deux autres sont toujours présents dans la physiologie, tout organisme ayant besoin des trois doṣa pour rester en vie, mais dans une proportion bien moins importante), ce qui donne en général des prakṛti facilement identifiables.
  • les constitutions "bi-doṣiques" (vāta-pittavāta-kaphapitta-vātapitta-kaphakapha-vāta ou kapha-pitta) : dans ces constitutions, qui sont les plus fréquentes, l'un des doṣa prédomine toujours, mais un deuxième a une importance non négligeable - il peut même arriver que ces deux doṣa se retrouvent en proportion égale -, ce mélange étant en général assez reconnaissable dans la physiologie (à moins bien sûr d'un déséquilibre chronique du troisième doṣa).
  • la constitution "tri-doṣique" (vāta-pitta-kapha) : c'est la prakṛti la plus rare et la plus équilibrée, avec environ 1/3 de chaque doṣa.
Il faut bien comprendre que, tout comme son génome ou ses empreintes digitales, la prakṛti d'un individu fait partie intégrante de son identité. Elle le suit donc toute sa vie durant et ne peut pas être changée. Elle correspond à son point d'équilibre personnel, lequel lui procure santé et bien-être.

Mais cet équilibre est précaire car les doṣa, qui sont sensibles à leur environnement, sont en perpétuel mouvement. Ainsi, par exemple, selon le principe évoqué plus haut que "le semblable augmente le semblable", un déplacement (du fait de sa qualité mobile) va augmenter vāta, un plat épicé (à cause de sa qualité chaude) pitta et un temps froid et humide kapha. Un contact prolongé ou répété avec un ou plusieurs facteur(s) d'aggravation d'un doṣa va finir par créer un déséquilibre profond (vikṛti) qui, à la longue, conduira à la maladie.

Le principal travail du médecin ayurvédique ou du praticien en Āyurveda va être de comprendre la nature de ce déséquilibre et de proposer une thérapeutique (conseils en mode de vie et en nutrition, compléments alimentaires à base de plantes, soins et massages) qui va permettre de corriger ce déséquilibre, si possible avant la survenue de la maladie, grâce à l'utilisation des qualités opposées à celle du doṣa aggravé. Pour donner un exemple, l'abhyaṅga (massage du corps à l'huile tiède) est particulièrement conseillé dans les déséquilibres de vāta (stress, anxiété, insomnies, arthrose, dessèchement cutané, maladies dégénérescentes comme Alzheimer ou Parkinson, personnes âgées) car il apporte à la fois des qualités de nature kapha (et donc de nature à rééquilibrer vāta) comme l'onctuosité, la densité ou la stabilité, et une qualité qui fait défaut à la fois à vāta et à kapha - la chaleur - grâce à la tiédeur de l'huile et à la nature légèrement chauffante de l'huile de sésame.
Bien évidemment, les choses sont en réalité un peu plus compliquées (par exemple, deux doṣa peuvent être déséquilibrés en même temps, ou bien un excès de vāta peut résulter de blocages dus à un déséquilibre de... kapha !) et d'autres facteurs entrent également en ligne de compte. Mais l'observation des doṣa par le biais de leurs guṇa reste le point central du diagnostic et des thérapies ayurvédiques.

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